Partir après toute une vie à Belleroche

Régine, ancienne employée de la Sécu, habite sa tour depuis 50 ans. Elle habitait déjà là quand elle a rencontré Robert, maitre-ouvrier de l’Éducation nationale. Le couple a eu un enfant, Yann, qui a connu toutes les écoles du quartier : Pierre Montet, puis Jean Bonthoux et enfin Maurice Utrillo.

« J’ai passé toute ma vie à Belleroche »

Avec l’âge, les problèmes de santé se font plus durement sentir. Les deux retraités restent actifs, mais ils se déplacent avec des béquilles, et Robert n’y voit plus clair. Si les corps sont usés, l’esprit, lui, reste vif. L’histoire de vie qu’ils nous racontent, pleine de bienveillance et de lucidité, pourrait être celle de beaucoup d’habitants du quartier.

L’entrée de la tour de Régine et Robert, au 456 de la rue Pierre Montet

Dans les années 80 nous disent-ils, la vie à Belleroche était particulièrement agréable. D’origines variées, les habitants du quartier bénéficiaient de nombreux services (poste, banque, caisse d’épargne, permanences de la Sécu et de la CAF, relais d’assistantes maternelle, crèche familiale, …) et de tout aussi nombreux commerces (alimentation, habillement, coiffure, fleuriste, bureau de tabac, pharmacie, …). Et il y avait même un marché sur la place centrale le samedi matin. Le quartier disposait également d’un centre médical, d’une maison de quartier, d’une église, d’un stade et d’aires de jeux pour les enfants.

 « Les relations de voisinage sont paisibles »

La situation s’est dégradée progressivement. Une partie de la population, qui en avait les moyens, est partie s’installer ailleurs, et elle a été remplacée par des familles nettement plus modestes, marquées par le chômage et la précarité économique. L’origine maghrébine ou turque de ces nouveaux habitants n’a pas posé de problème à Régine et Robert. Ils entretiennent de bonnes relations avec tous leurs voisins, dont les enfants n’hésitent pas à les aider à monter leurs courses.

Un quartier plutôt agréable, mais dont les habitants se sentent abandonnés par les pouvoirs publics

Non, le plus difficile pour notre couple de retraités, ce n’était pas l’apparition du voile ou la difficulté à rencontrer les mamans à la sortie des écoles et les impliquer dans la vie du quartier, mais la disparition des centres de vie. Comme l’église, la plupart des commerces et services ont fermé. La maison de quartier a brûlé. Régine et Robert ont bien participé à quelques mobilisations, notamment pour éviter la fermeture de la poste. Mais ces démarches n’ont pas permis d’inverser la tendance. Avec l’augmentation des incivilités et la dégradation du cadre de vie, les habitants, pour la plupart résignés, ont fini par penser que leur quartier était abandonné par les pouvoirs publics (dont la mairie) à un triste sort de cité dortoir.

« Je n’en dors plus la nuit »

Et puis est apparu ce projet de rénovation voulu par l’Etat, avec des promesses de vie meilleure à la clé : un quartier attractif, dynamisé, ouvert sur la ville, avec de nouveaux commerces et services. Un quartier moins dense, avec une plus grande mixité sociale. De quoi redonner espoir. Mais il a fallu vite déchanter. Ni consultés ni informés (leur demande de participation au Conseil citoyen est resté sans réponse), Régine et Robert apprennent « par la bande » que la tour voisine va être démolie. Et puis patatras ! Il y un an et demi, ils reçoivent l’information officielle de leur bailleur (Alliade habitat) que c’est en fait leur tour qui sera démolie, et qu’il leur faudra déménager. Le traumatisme est sévère. Comment mettre en cartons toute une vie, quand on a déjà du mal à assurer le quotidien ? Et pour aller où ? Ce quartier, malgré son évolution négative, ils y tiennent. Régine en perd le sommeil…

Tous les habitants de la barre des Cygnes n’ont pas été correctement relogés

C’est alors qu’un représentant d’un cabinet conseil vient chez eux pour les interroger sur leur situation financière et sur leurs vœux en matière de relogement. Au-delà de la simple application de la loi, qui prévoit notamment le maintien de la surface et du loyer, Régine et Robert insistent sur la nécessité, vu leurs difficultés à se déplacer, d’avoir un accès de plein pied pour l’ascenseur, pas trop loin d’une place de parking, et de disposer d’une douche plutôt que d’une baignoire. Ils tiennent également à rester sur l’agglomération de Villefranche. Mais six mois plus tard, les 3 offres de relogement qu’on leur propose ont un accès à l’ascenseur avec un demi-étage. Puis six mois après, on leur propose un logement à 600 mètres du premier parking. Enfin, récemment, on leur propose un logement adapté, mais le loyer est le double de celui actuel. Ils ont pensé à acquérir un appartement dans les petits immeubles qui vont être reconstruits sur place, mais le prix de l’immobilier a explosé. Et puis de toute façon, on leur a dit qu’ils n’étaient pas prioritaires… Le représentant du bailleur leur a promis de repasser à la fin de l’été, mais ils attendent toujours. Or plus l’échéance de la démolition approche – sans doute fin 2023 – plus l’angoisse augmente.

«Aujourd’hui nous n’avons plus d’espoir »

Alors maintenant pointe la colère, et les remarques fusent. Pourquoi démolir des logements de qualité, en bon état, récemment isolés thermiquement et équipés de panneaux solaires, tout ça pour construire une route de peu d’intérêt ? Pourquoi nous obliger à partir, alors que l’on est âgés et que l’on ne veut pas perdre les liens que nous avons tissés avec nos voisins toutes ces années ? Comment se résoudre à perdre notre magnifique vue du 7ème étage, la verdure environnante, l’air peu pollué, pour aller habiter entre une voie ferrée et un boulevard surchargés de circulation ? Pourquoi personne ne nous vient en aide, ne serait-ce que pour un soutien psychologique ? Avec la démolition de la barre des Cygnes, on a bien vu que beaucoup de personnes n’avaient pas trouvé de solutions de relogement satisfaisantes. Cette opération de rénovation, c’est une question de gros sous entre élus, architectes et promoteurs immobiliers. Cela génère beaucoup de communication. Mais les drames humains que cela engendre sont complètement occultés !

La vue imprenable depuis l’appartement de Régine et Robert, que beaucoup leur envie !

Après toute une vie passée à Belleroche, Régine et Robert vont devoir quitter leur quartier à contrecœur, organiser dans la douleur physique et psychologique un déménagement qu’ils redoutent, et s’installer dans un nouveau logement qui n’aura certainement pas toutes les qualités requises, et peut-être éloigné des implantations dont ils jouissent actuellement : leur médecin, leur pharmacie, la petite supérette… A 75 ans passés, ils aspiraient à une fin de vie paisible. Ce ne sera pas le cas. Comme si l’on n’avait tiré aucune leçon des rénovations urbaines déjà réalisées, qui avaient pourtant montré l’importance cruciale d’un traitement conséquent de la question sociale.